Si vous avez pensé au tigre, vous avez raison ! J’ai passé le cap Horn, qui plus est d’Est en Ouest, et reçu un diplôme qui l’atteste, mais il serait déplacé et outrecuidant de m’en prévaloir comme d’un brevet de marin. D’abord parce qu’il faut pour cela, l’avoir « franchi à la voile », ensuite parce que mon expérience de touriste, n’a rien eu à voir avec le calvaire qu’y vivaient les « anciens » : Albatros, Malamoks ou Pigeons du cap*. Jugez plutôt.
Photo : JMP
Un passage très redouté au temps de la voile
Pendant plus de 100 ans, jusqu’en 1925, de grands voiliers marchands ont fait le tour du monde, en passant par le cap de Bonne espérance, au sud de l’Afrique, le cap Leewin, au sud de l’Australie, et le cap Horn, tandis que d’autres faisaient en y passant, des allers-retours entre l’Europe et la côte Pacifique des Amériques. Ils partaient pour ces très longs voyages, souvent chargés de charbon et produits industriels et ramenaient d’autres pondéreux : minerais nitrate, céréales, bois, guano…Les derniers ont été des 3 ou 4 mâts en acier, de près de 100 mètres de long et 15 mètres de large, qui portaient plus de 4 000 mètres carrés de toile et dont les mâts culminaient à plus de 40 mètres au-dessus de leur pont. Ils étaient armés par une trentaine d’ hommes et emportaient de 3 500 à 5 000 tonnes de charge.
Pour tous, le passage du cap Horn était une épreuve. On le surnommait le « cap dur », le « cap redouté » ou le « cap des tempêtes ». Voici ce que dit de son passage la notice d’une exposition qui lui avait été consacrée :
Plus le bateau approche du Horn, plus la mer devient froide et plus la température baisse. Des coups de vents descendus des Andes s’abattent sur les navires qui longent les côtes argentines et les surprennent par leur violence. A bord, la voilure de beau temps cède la place à celle du cap Horn, un jeu tout neuf. Pour encourager l’équipage, les menus sont améliorés (le cochon et le bétail restants sont mangés) et on double la ration de vin.
Le capitaine doit maintenant trouver le bon passage : trop au nord, il expose son navire aux îles et aux rochers ; trop au sud, il va rencontrer les montagnes de glace flottantes de l’Antarctique. Pour doubler le cap Horn, il faudra souvent près de quatre semaines, passées à louvoyer, au milieu des grains furieux, de la neige et du verglas, tandis que de monstrueuses lames balayent le pont et emportent les marins.
A l’hiver de 1905, le trois-mâts allemand « Susanna », qui faisait un voyage entre le pays de Galles et le Chili, mit plus de 99 jours pour passer le cap, sur une traversée dont la durée totale fut de 189 jours. Il n’avait fait escale dans aucun port et n’avait donc pas pu s’approvisionner en eau douce, qu’ils se procuraient en faisant fondre de la glace ou de la neige, ni en vivres frais.
Comment oser s’y comparer, alors qu’une coupe de champagne à la main, on regarde, bien au chaud, défiler la falaise de 425 mètres qui surplombe ce qui sera, pour toujours, un grand cimetière marin ?
Débarquement sur l’ile Horn
J’étais arrivé dans ces parages à l’occasion d’une croisière entre Punta Arenas, au Chili, et Ushuaïa, en Argentine, à bord du Stella Australis qui l’effectue régulièrement pendant l’été. Après un magnifique parcours dans les canaux de Patagonie, qui offre notamment l’occasion d’en admirer les glaciers et d’observer de près la faune, elle propose, temps permettant, de débarquer sur l’île Horn, dont l’extrémité sud constitue le célèbre cap.
Photo : JMP
Nous avions eu de la chance et, malgré grains et bourrasques qui sont l’ordinaire des lieux, avions pu profiter d’une embellie pour embarquer sur les zodiacs du bord, accoster au pied de la falaise qui entoure l’île et escalader l’escalier qui permet d’accéder à ce minuscule territoire du bout du monde (6 km de long et 2 de large).
Photo : JMP
Des chaussées en bois, indispensables pour circuler commodément sur un terrain spongieux et couvert de hautes herbes, relient le haut de l’escalier à un petit hameau, où se trouvent la minuscule chapelle Stella Maris et un phare, ainsi qu’ à un émouvant monument, érigé en 1992 à la mémoire des marins qui ont péri dans ces eaux tourmentées. Il représente un grand albatros, gardien de leurs âmes, comme l’explique l’hommage aux Cap Horniers de la poétesse chilienne Sara Vial, affiché dans son voisinage.
Photo : JMP
Soy el Albatros que te espera en el final del mundo.
Soy el alma olvidada de los marineros muertos que cruzaron el Cabo de Hornos desde todos los mares de la tierra.
Pero ellos no murieron en las furiosas olas,
hoy vuelan en mis alas,
hacia la eternidad,
en la última grieta de los vientos antárticos.
Je suis l’Albatros qui t’attend dans cette fin du monde,
Je suis l’âme oubliée des marins venus de toutes les mers de la terre,
qui sont morts en passant le Cap Horn.
Ils n’ont pas disparu dans les vagues furieuses,
mais volent aujourd’hui sur mes ailes vers l’éternité,
dans l’ultime étreinte des vents antarctiques.
La marine Chilienne y maintient un gardien, qui vit là avec sa famille et dont la relève se fait tous les six mois. Leur séjour est austère : l’arrivée du convoi militaire qui leur apporte du ravitaillement et le passage des touristes sont leurs seules distractions. Pendant notre bref séjour, nous connaîtrons un moment de soleil, puis une violente averse, suivie, pour adoucir les choses, par le sourire d’un bel arc en ciel.
Un franchissement du cap dans le calme
Nous ne tarderons pas à rembarquer, avant que le temps ne se gâte et ce sera, peu après, le passage attendu devant la pointe célèbre. En contemplant cette falaise sombre et avant d’aller célébrer l’évènement comme il se doit, j’éprouverai ce curieux sentiment de gravité qui s’attache aux lieux de grande souffrance humaine. De son côté, la mer restera bonne fille, mais il ne faut pas s’y fier, dans la région, la météo varie en permanence et tempête et bourrasques de neige peuvent rapidement succéder au soleil.
Photo : JMP
Cette fois, la fin de notre croisière restera paisible et l’arrivée à Ushuaïa, le lendemain aux premières heures du jour, marquera le terme d’un voyage dont je me souviens avec émotion.
*On appelait « albatros », les capitaines ayant eu la responsabilité d’un grand voilier dans ces parages, « malamoks », les officiers qui les secondaient et « pigeons du cap », les matelots de leurs équipages. Il n’en reste aujourd’hui que peu de survivants.
Pour aller plus loin ….
Par Jean Pujo (texte et photos)
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